Baudelaire aurait adoré les rencontres en ligne

 

Il me semble qu’aujourd’hui on avoue cela sans difficulté. Peut-être même en éprouve-t-on une certaine fierté ; celle de vivre avec son temps. Au début des années 2000, alors que l’usage du web commençait seulement à se démocratiser, peu se vantaient d’avoir eu le coup de foudre à travers un écran d’ordinateur.

 

Aussi, chaque fois que la question menaçait de surgir dans une conversation, j’expliquais sans fournir trop de détails que nous nous étions rencontrés à l’université, grâce à des amis communs que nous avions (évidemment) perdus de vue. Je concluais par un sourire entendu et plongeais mes yeux dans les siens, implorant son pardon pour ce mensonge si souvent répété. Un mensonge, ou plutôt un petit arrangement avec la réalité. Elle et moi avions fréquenté la même fac deux années durant — assez longtemps pour que le hasard entremêle nos relations jusqu’à produire une rencontre fortuite comme je le prétendais.

 

On s’étonne souvent que « le monde est petit », en se découvrant des connaissances communes avec ceux qu’on avait d’abord pris pour de parfaits inconnus. Frigyes Karinthy, un écrivain hongrois, affirma dans une nouvelle parue en 1929 qu’il n’existe que six degrés de séparation entre deux personnes, peu importe leur éloignement social ou géographique. Une hypothèse contre-intuitive, qui fut pourtant validée expérimentalement à la fin des années 1960 par le psychologue Stanley Milgram, lequel fit circuler des lettres de main en main entre différents États d’Amérique, toutes adressées au même destinataire situé dans le Massachusetts. Les plis arrivés jusqu’à leur cible, uniquement par l’entremise de réseaux interpersonnels, avaient transité par cinq intermédiaires en moyenne. La science en apportait la preuve : elle et moi, nous étions forcément des amis d’amis d’amis. Bientôt, nous découvririons les maillons de la chaîne de relations qui nous unissait, et la fiction que j’avais inventée finirait un jour par se confondre avec la réalité.

 

Du reste, ce mensonge était une vérité statistique, conforme à ce que décrirait un peu plus tard l’enquête de l’institut national d’études démographiques à propos des rencontres amoureuses. Pour ceux qui accédaient aux études supérieures, la faculté constituait un vivier de rencontres, et ceux qui en sortaient célibataires poursuivaient leur quête au travail, ou prospectaient à l’intérieur des cercles d’amis. Les rencontres en ligne y apparaissaient encore marginales, souffrant peut-être du phénomène de sous déclaration que les sondeurs connaissent bien.

 

D’où pouvait bien venir ce sentiment de honte qui entourait alors la recherche de l’âme sœur assistée par ordinateur ? Dans cette quête que chacun idéalise sans doute, aidé par la littérature ou le cinéma, j’avais la sensation d’avoir emprunté un raccourci peu avouable, qui menait directement au premier rendez-vous sans devoir franchir toutes les étapes. Sans s’exposer à tous les risques : mauvaise stratégie d’approche, attirance non-réciproque, malentendu sur les intentions qui transforme une hypothétique histoire d’amour en amitié tragique, etc. A l’abri de toutes ces péripéties si romanesques, derrière l’écran d’un ordinateur, j’étais bien loin de la vision romantique que j’entretenais à propos de la rencontre amoureuse, subtile combinaison du hasard et du destin.

 

A l’époque, je lisais en secret les petites annonces qui paraissaient dans les pages « Transports amoureux » de Libération. Elles démontraient l’existence d’authentiques coups de foudre en milieu naturel — le nec plus ultra selon moi. Des gens s’étaient croisés furtivement dans le métro, le train ou l’avion, et un seul regard avait suffi à convaincre l’auteur de l’annonce qu’il y avait la possibilité d’un amour, peut-être d’une vie commune. Il y avait toujours une description physique et vestimentaire, puis cette question (presque une supplique) : « Comment te revoir ? » Avec le recul, je crois que c’était une supercherie qui perpétuait astucieusement le mythe de la passante, forgé par Charles Baudelaire dans l’un de ses poèmes. Combien de couples se sont réellement formés grâce à ces parutions ? Le seul bon coup dans l’histoire, c’est celui que réalisait Libé : qui n’était pas tenté d’acheter le quotidien dans le secret espoir de se reconnaître en parcourant la description de l’un de ces inconnus, capables de faire chavirer un cœur sans rien faire d’autre que de prendre le métro ?

 

Sur Internet à la même époque, l’amour se montrait sous un jour plus cru : celui de l’offre et de la demande, avec ses problèmes de rotation des stocks et de gestion des invendus. La recherche de l’amour en ligne ressemblait à la consultation d’un catalogue de vente par correspondance, sauf que personne n’avait cette manie irritante de lécher son doigt pour tourner la page. Des centaines de profils, rangés en tableau sur des pages HTML comme des marchandises dans les racks d’un entrepôt Ikea. Une courte description des prétendues qualités et une photo non contractuelle, assez pixelisée pour laisser place à tous les fantasmes. Ne restait plus qu’à faire son marché, envoyer quelques messages pour établir le contact et relever ses filets régulièrement, en espérant que ça morde. Les grands séducteurs sont souvent comparés à des chasseurs ; l’image qui colle le mieux aux utilisateurs des sites de rencontre au début des années 2000 est sans doute celle du pêcheur à la ligne. Moins glorieux.

 

Rapidement, le dating est devenue une industrie. Les agences matrimoniales, en quelques mois, furent reléguées au rang de métier d’artisanat ancestral, susceptible d’avoir les honneurs d’un reportage au journal télévisé de Jean-Pierre Pernaut. Les plateformes dédiées aux rencontres ont fait l’objet d’une segmentation méthodique, pour forer chacune des niches de l’amour en ligne.

 

Sont apparus un marché de l’occasion pour les amours de seconde main, et celui de l’adultère que des génies du marketing rebaptisèrent « aventure extraconjugale », procurant l’illusion qu’il pouvait s’agir d’un hobby, au même titre que le trekking ou le jardinage. Puis les technologies se sont perfectionnées : exit le catalogue en ligne et les newsletters vantant les derniers arrivages, place aux critères d’affinité passés à la moulinette d’algorithmes qui prétendaient avoir modélisé la mécanique du coup de foudre, au mépris de toutes les études scientifiques qui démontrent que l’amour est chimie, plutôt qu’alchimie.

 

Dans le même temps, les industriels du dating accentuaient l’aspect ludique de leurs applications. Cupidon fut l’un des premiers à trouver une utilité à la géolocalisation. Nous avions désormais la possibilité d’être alerté discrètement sur notre téléphone lorsqu’un profil compatible pénétrait dans le périmètre que nous avions préalablement configuré. Cela a sans doute ouvert la voie au succès planétaire de Pokémon GO, dont le slogan « Attrapez-les tous ! » constituait déjà la promesse implicite de l’industrie du dating depuis quelque temps. Car il faut se rendre à l’évidence : quand il s’agit de rencontres en ligne, un client satisfait est un client qui ne revient pas. Le paradoxe est que pour le fidéliser, il faut sans cesse lui donner envie d’aller voir ailleurs. Ce que Tinder revendique sans fard n’est-il pas le fonds de commerce de tout ce secteur d’activité ?

 

Pourtant, comme les geeks l’affichent fièrement sur leur t-shirts trop grands : « hacker vaillant rien d’impossible ». Malgré le design de ces plateformes, qui vise à favoriser la rotation des relations amoureuses en suggérant que le meilleur est toujours à venir, il n’est pas exclu d’y dénicher le véritable amour — treize ans de vie commune et deux enfants plus tard, n’en sommes-nous pas la preuve ? Cela nécessite de détourner l’usage de ces applications, de ne plus en être le produit, mais d’en être le passager clandestin. Celui qui profite du système, qui le détourne à son profit.

 

Toutes ces années passées à proférer le même mensonge sur le contexte de notre rencontre, je me trompais. Ce que je cachais bêtement aurait pu, au contraire, être source de fierté. Un choix militant, à la limite. Souvenez-vous des six degrés de séparation. Avec l’apparition des réseaux sociaux et la démultiplication subséquente des liens entre les individus, ce chiffre aurait fondu à 3,5 en 2016. Le monde s’est rétréci, comme s’il était devenu un petit village où toutes les rencontres sont possibles. L’amour demeure pourtant le cheval de Troie de la reproduction sociale. Beaucoup de couples se forment encore à l’intérieur du cercle constitué par le premier des six degrés de séparation entre les individus. Autrement dit, on trouve rarement l’amour loin de là où l’on vient. On croit l’amour aveugle, en fait il a des œillères.

 

Voilà ce qu’Internet a silencieusement réintroduit dans le jeu de l’amour : l’improbable, la surprise, le brassage social et culturel.Les scores d’affinité, qui n’ont aucune base scientifique, sont une bénédiction : ils assortissent des gens de façon totalement aléatoire en leur procurant la conviction qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Et ça marche ! Excepté au sommet de la pyramide sociale où l’amour a ses raisons, l’endogamie recule. De récentes recherches universitaires en ont apporté la certitude : les rencontres en ligne ont favorisé les mariages mixtes, interreligieux et entre classes sociales.

 

Peu d’applications d’Internet peuvent s’enorgueillir d’œuvrer si activement, de façon souterraine, à l’apaisement de nos sociétés divisées par les inégalités et l’individualisme, minées par les pannes à répétition de l’ascenseur social. Le transport amoureux, lui, s’avère bien plus fiable pour voyager d’une classe à l’autre. Il faut se faire à l’idée, la rencontre inattendue a peu de chance d’avoir lieu au coin de la rue. En ligne, en revanche, tout est possible. Dans le cyberespace, le mythe de la passante est à portée de clic.

 

Baudelaire aurait adoré.


Texte initialement paru dans la newsletter n°2 de Triade.
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