Parfois, un souvenir qu’on pensait profondément enfoui, sur le point d’être à jamais perdu, remonte à la surface. Comme ça, sans prévenir. Après avoir traversé le temps dans une capsule hermétique, il nous parvient presque intact.
Je me remémore la scène avec une précision stupéfiante. Comme si ce souvenir avait échappé au processus de compression avec perte qui permet à notre mémoire de consigner tant de choses, année après année, des événements essentiels jusqu’aux plus anecdotiques, sans jamais saturer notre disque dur. D’ordinaire, ce processus de compression oblige le cerveau à reconstruire artificiellement une partie des souvenirs, à partir de matériaux divers (photographies, récits et souvenirs des proches, écrits…). Le plus souvent sans que nous en ayons totalement conscience.
Dans le cas présent, je crois me souvenir de tout. Mais cela n’a aucune importance : rien ne m’oblige à vous raconter la vérité.
Ignacio est un banquier suisse à la retraite, qui a racheté dans le département de la Charente Maritime une vieille bâtisse, en périphérie d’un village minuscule à quelques kilomètres de Saintes. Surplombant une ligne de chemin de fer, l’endroit offre une vue splendide sur la Charente — ce fleuve du bassin aquitain qui prend sa source dans la Haute-Vienne et se jette dans l’océan Atlantique 380 kilomètres plus loin. Ignacio y vit l’été, après quoi il lui faut regagner sa résidence fiscale près de Genève. La bâtisse a plusieurs dépendances, qu’il loue sur Airbnb. Les gains lui permettent de financer l’entretien de la propriété.
La plateforme fondée en 2007 par les Américains Brian Chesky et Joe Gebbia se veut le « point de départ de voyages inoubliables ». Pour être honnête, j’ai oublié beaucoup de choses de ces deux semaines de vacances en Poitou-Charente. Mais pas la brève discussion que j’ai eue avec Ignacio au bord de sa piscine. Cette piscine lui causait beaucoup de souci ; elle était envahie par une algue qui en verdissait l’eau. Dès le matin, il faisait les cent pas autour du bassin, buvant les paroles du pisciniste qui lui prodiguait par téléphone des conseils pour se débarrasser de cette nature envahissante. Je m’étais fait la réflexion un peu sotte que les riches avaient peu de gens dans leur entourage à qui confier leur désarroi, si bien que les piscinistes, comme les fiscalistes probablement, devaient recevoir régulièrement des confidences qui outrepassaient leur strict périmètre de compétence.
Intrigué par les guillemets tatoués sur mes avant-bras, Ignacio m’avait demandé ce que je faisais dans la vie. La grande question, qui arrive toujours trop tôt dans les discussions. Je lui ai expliqué que j’étais journaliste, que je rédigeais des contenus pour une entreprise du secteur informatique. Il a fait mine de comprendre de quoi il s’agissait, avant de poser une main compatissante sur mon épaule et de m’asséner un peu sèchement que je perdais mon temps. Il a poursuivi, sur le ton du conseil amical, que je devrais « écrire un livre », « raconter des histoires ». Il disait avoir vu ça en moi. J’étais tenté de le croire : un bon banquier est avant tout un fin psychologue. On ne vend pas une assurance-vie à un type qui a des tendances suicidaires, c’est la base du métier. Qu’avait-il lu en moi que je n’avais pas encore écrit ?
Aujourd’hui encore, quand on me glisse que je devrais « écrire un livre », je me dis qu’il s’agit d’une forme de politesse excessive, saugrenue. Un peu comme si pour le flatter, on souhaitait à un peintre en bâtiment d’être un jour exposé au Musée des Beaux-Arts.
Il faut dire que jusqu’ici j’ai surtout produit des écrits périssables, intéressés. J’ai écrit pour donner du sens à des projets, défendre les intérêts d’une entreprise, raconter son histoire — car aujourd’hui les gens n’achètent plus les produits, mais les histoires des entreprises qui les fabriquent. Magie du storytelling, qui transforme les communicants en scénaristes de la réalité, chargés d’élaborer des histoires basées sur des faits réels. Non pas des histoires pour tromper — les carabistouilles chères à notre Président –, mais des histoires vraies, qui constituent jusqu’à preuve du contraire la meilleure façon de véhiculer des idées, en les accrochant les unes aux autres pour qu’elles forment une suite logique, soient retenues facilement et transmises au plus grand nombre.
J’ai toujours, aussi loin que je m’en souvienne, eu l’envie d’écrire sans but, de produire pour ainsi dire des écrits vains. Inutiles, donc essentiels. Utiliser l’écriture comme une lampe de poche, qu’on promène sur le monde une fois la nuit tombée, pour en décrire, étonné, amusé ou révolté, les fragments pris dans le faisceau du projecteur. Des chroniques sans queue ni tête. Mais écrire un livre, quelque chose de cohérent, un puzzle dont les pièces s’ajustent parfaitement les unes aux autres, imaginer une histoire alors que la réalité elle-même concurrence de plus en plus souvent la fiction, ça, non. C’est au-dessus de mes forces. J’ai trop de respect pour les arbres qu’on tue avant d’en faire de la pâte à papier — même s’il m’arrive de pisser dessus à l’occasion quand je marche en forêt pour trouver l’inspiration.
Je ne peux pas le nier, j’ai rédigé quelques trucs que certains ont lus jusqu’au bout, alors que la durée moyenne d’attention sur Internet est de 8 secondes. Mais qu’ai-je à dire qui n’a pas déjà été écrit ? Toutes les questions existentielles, qui taraudent les Hommes depuis la nuit des temps, ont déjà été posées sur Reddit ou Doctissimo. Elles sont en train de trouver une réponse, suscitant un débat fécond j’en suis sûr. Le reste, tout le reste, n’est qu’une litanie de préoccupations insignifiantes, dont nous remplissons presque volontairement nos existences bourgeoises pour combler le vide abyssal créé par Martine Aubry lorsqu’elle a réduit le temps de travail à 35 ridicules petites heures par semaine. Pensez-vous, certains sur LinkedIn se vantent d’épuiser ce quota rachitique en une seule journée de 24 heures !
Peut-être dois-je comprendre, dans l’insistance de mes amis à me vouloir écrivain, qu’ils s’imaginent, en se gardant bien de me l’avouer, qu’ils feraient de bons personnages de roman ? À vrai dire, pas un seul ne ferait un mauvais candidat. Tous sont assez fêlés pour qu’il soit possible d’en extraire quelque chose. Mais ont-ils vraiment envie que j’entre en eux par effraction, pour aller capturer dans leur intimité ce dont se nourrit la littérature ? D’autant que c’est un jeu de dupe : en parlant d’eux, c’est toujours de moi que je parlerais. Et en lisant leur histoire, c’est lui-même que le lecteur projettera dans le personnage. Les personnages de roman sont rarement aimés pour eux-mêmes, ils ne sont qu’un prétexte. Si vous cherchez la postérité, fondez plutôt votre startup. L’époque, en mal de héros, se chargera de vous glorifier. Au rythme où vont les choses, mieux vaut être le prochain Elon Musk que le nouveau Julien Sorel (et si vous êtes déjà parti chercher sur Wikipédia qui est Julien Sorel, vous ne faites que confirmer le diagnostic).
On investit les gens qui écrivent d’une responsabilité considérable : témoigner, donner du sens, transformer le regard sur certaines réalités, éclairer par l’intime la mécanique des trajectoires individuelles, tenter d’expliquer pourquoi certains remontent leur destin à contre-courant pour s’inventer une vie tandis que d’autres s’engagent dans le chemin qu’on a tracé pour eux, en se prétendant aventuriers. La littérature est, je crois, le contre-pouvoir de la théorie, de toutes ces théories que l’on dégaine pour débroussailler le monde de notre luxuriante incompréhension. Des théories qui sont autant d’échafaudages, qui empêchent la réalité de s’effondrer quand soudain elle échappe à toute logique. Le problème, avec les théories, c’est qu’elles déshumanisent le monde à force de généralisation, d’abstraction, donnant à beaucoup la sensation étrange de vivre au sein d’une anomalie statistique. La littérature, pour celui qui la produit comme pour celui qui la consomme, est alors une entreprise de réconciliation, avec soi-même et avec les autres. Une quête effrénée du plus petit dénominateur commun à propos du sens de la vie qui, telle une anguille, nous glisse des mains chaque fois qu’on croit le saisir.
J’ai toujours eu l’excuse d’un travail prenant pour repousser poliment l’idée de m’atteler à ce grand projet d’écrire. Je me suis maintenant libéré de cette activité et je sens qu’à nouveau les encouragements vont réapparaître dans la bouche des amis, des proches, ravivant le malaise. Celui d’accepter l’idée plaisante qu’on me croit capable d’écrire un livre, tout en sachant pertinemment que c’est une entreprise vouée à l’échec. Un échec total, pas le genre dont on se relève fièrement, en prétendant qu’il n’est qu’une étape vers la réussite : au mieux, le livre en question prendra la poussière dans le rayon développement personnel d’une Fnac de province, au pire l’auto-éditer aura ruiné mes économies, et mes enfants m’en voudront toute leur vie d’avoir dilapidé la petite fortune qui aurait pu leur payer une école de commerce et leur assurer un avenir plein de certitudes.
Paradoxalement, je ne vois pas d’autres moyens d’échapper à cette catastrophe annoncée que de m’y précipiter.
C’est ainsi que je me mis à l’ouvrage, dans l’espoir de décevoir tout le monde. Si possible du premier coup. Rien n’est pire qu’une guillotine dont la lame est mal affûtée, obligeant à s’y reprendre à plusieurs fois.