Il y a quelques jours, j’ai reçu un message de la SNCF. La compagnie de chemin de fer me félicitait d’avoir parcouru près de 100 000 kilomètres durant ces douze derniers mois.
J’aurais pu m’empresser de colporter ce chiffre vertigineux sur LinkedIn, dans l’espoir de susciter des commentaires aimables, peut-être même légèrement envieux.
« Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien », avait maladroitement lâché le Président de la République à l’été 2017. Lorsque le ballast des éléments de langage ne stabilise pas suffisamment les rails de la pensée complexe, on flirte avec l’accident à chaque fulgurance, avais-je remarqué.
Le relevé kilométrique fourni par la SNCF avait sans doute pour fonction d’attester mon appartenance à la première catégorie de la nomenclature jupitérienne : les gens qui réussissent. Le problème est que je ne retirais absolument aucune fierté de tout ce chemin parcouru. Car ces voyages me ramenaient chaque soir à mon point de départ.
Plusieurs fois je m’étais interrogé : où ces trajets, mis bout à bout, auraient-ils pu m’emmener ? J’avais maintenant la réponse : l’an dernier, m’apprenait l’e-mail sur un ton enjoué, j’avais fait l’équivalent de deux tours du monde. À ce rythme-là, dans moins de trois ans, j’aurais couvert la distance qui sépare la Terre de la Lune.
Les voyages, d’ordinaire, sont synonymes d’aventures. Mes voyages à moi étaient immobiles, sans risques ni imprévus. Des voyages d’affaires plutôt que des voyages à faire. Alors, quand j’ai vu tout à l’heure que mon train avait été annulé, j’ai embarqué sans réfléchir dans un TGV qui stationnait sur le quai voisin en attendant de repartir vers une destination que j’ignorais. L’aventure, enfin ! J’ai vaguement entendu l’annonce du contrôleur alors que je m’installais dans un wagon qui, par chance, était vide. J’ai fermé les yeux et je me suis laissé bercer par la musique, sur laquelle se superposaient les bruits de roulement du train qui prenait son élan. Lorsque je me suis réveillé, au milieu de la nuit, le convoi était à l’arrêt.
J’avais rêvé d’une bifurcation existentielle. Un changement de vie consécutif à un changement de voie. À présent, j’avais un peu froid. Je me suis frotté les yeux, puis j’ai chaussé mes lunettes pour dissiper le flou qui m’entourait. J’étais, à en juger par l’enchevêtrement complexe d’infrastructures routières, dans la banlieue d’une ville importante. Mais laquelle ? Au loin, j’aperçus une enseigne lumineuse rouge. Il s’agissait du dépôt ferroviaire de Villetaneuse en Seine-Saint-Denis. À quelques kilomètres de Paris. Encore raté, me disais-je, quand le bruit strident du réveil me tira de mon sommeil. Il était 5 h 30, et dans une heure je devais être à la gare. Comme tous les matins.
Nouvelle publiée dans le cadre du concours d’écriture « E-crire aufeminin.com »